mercredi 11 avril 2012

Vivre avec un historien d’art indépendant: mode d’emploi

Vous avez rencontré sur votre chemin un historien d’art indépendant et vous aimeriez en savoir plus sur cet étrange  « Indiana Jones » des temps modernes, aussi énigmatique que sa drôle de dégaine le laisse entrevoir. Époux, épouses, amoureux, amoureuses, partenaires de PACS, amis, copains, voisins, illustres inconnus croisés dans la rue, c’est à vous que je m’adresse. Voici un petit guide pour mieux déchiffrer, autant que cela soit possible, le mode de vie et les besoins de cet extra-terrestre.
Tout d’abord comprenez bien que ce billet considérera exclusivement de l’historien indépendant. Inversement proportionnel à son homologue fonctionnaire, l’indépendant est un loup perpétuellement à la recherche d’une occasion de gagner sa croute, mais nous y reviendrons…
Travail
Alors que vous partez au bureau, l’air serein du salarié qui sait déjà comment va se dérouler sa journée, à quelle heure elle va se terminer et que votre seule préoccupation est d’ouvrir le deuxième œil avant de franchir le seuil de votre entreprise, lui est déjà assis à son bureau devant son ordinateur. Quand vous revenez du travail après une dure journée de labeur formatée, lui est toujours assis devant son ordinateur. Alors que vous avez enchaîné réunions, besogne et déjeuner d’affaires, l’historien vous donne le sentiment que le temps s’est arrêté chez lui. Non, non, ce n’est pas le cas ! Simplement, il vous faut comprendre que l’historien dispose d’une singulière aptitude à passer de nombreuses heures à la même place. En fait, son milieu naturel est entièrement maximisé en fonction de ses obligations : clavier et souris superergonomiques, écran configuré de sorte à ne pas épuiser la vue ou ses lunettes à plusieurs foyers, siège datant souvent d’un autre siècle et dont le confort optimum est inspiré des instruments de tortures médiévaux (avouons-le l’historien est par essence un peu maso), ordinateur puissant, table de travail aux proportions excessives… L’historien a su aménager son terrier pour y passer de longues heures. Et puisque nous en parlons, de quelle façon les comble-t-il ?
Au moment où vous quittez votre domicile, lui va accomplir le premier geste de sa journée de labeur: faire du café. Après, son sempiternel mug à portée de main, il s’assied à sa table, dont le fourniment ne laisse rien à la chance. Étudions son milieu naturel: le siège sur lequel il prend place a surement fait l’objet d’une longue recherche. Si, si ! Imaginez les heures entières qu’il a immanquablement  passées dans les brocantes et dépôt-ventes de toutes sortes à chercher la perle rare, celui qui livrera l’inspiration, qui est suffisamment inédit tout en s’accordant idéalement au reste de sa décoration quasiment étudiée, et fondamentalement celui qui semble vouloir relater son histoire… pour en définitive opter pour la chaise  qui est déjà sur place, celle en formica qui traine dans un recoin car la perle rare sur laquelle poser son séant honorablement fera, gageons-le, partie d’une des grandes quêtes insolubles de sa vie. Et tant pis pour ses lombaires ou ses cervicales coincées, son dos voûté et ses fesses douloureuses. Il allume son ordinateur et classe ses notes, ordonne ses livres, empile ses documents, sa check list à portée de vue, les photos qu’il a découvertes ou prises non loin de là, saisit sa souris spécialement prévue pour lui éviter un syndrome du canal carpien et commence par lire ses e-mails, puis passe en revue ses abonnements RSS, ses journaux favoris, se connecte à MSN, etc. Cela peut paraître paradoxal, mais pour quelqu’un qui sort peu de chez lui, le chercheur est souvent très bien informé ! Mais rarement de l’actualité commune… Ne vous leurrez pas ! Ce n’est pas parce qu’il est capable de vous exposer chaque minute de la dernière expérience de datation au carbone 14 ou vous expliquer  la mise à jour de la charte d’éthique concernant la conservation préventive de l’UNESCO que cet animal aux yeux rouges n’a rien fait de sa journée, bien au contraire. Le chercheur est un individu multitâche capable d’écouter le dernier colloque au sujet de la refonte du système institutionnel de recherches universitaires, de lire les mises à jour de son compte Facebook, tout en négociant sa prochaine pige alimentaire et en avançant dans son analyse iconographique en cours, sa tasse caféinée à la main. Une simple question d’habitude !
Il peut arriver que vous le surpreniez à parler tout seul durant un long moment. Pas d’affolement, n’appelez pas l’hôpital psychiatrique le plus proche : pour protéger le flux incessant de ses réflexions d’une surchauffe intellectuelle mal venue, l’expert a fini par prendre l’habitude d’exprimer ses pensées à haute voix, de spéculer en mode sonore, de dialoguer avec lui-même, car la parole, c’est bien connu, n’ira jamais si vite que son encéphale véloce !
Parfois, le besoin de recherches sur le  terrain l’amène à sortir de chez lui. Quitter son ordinateur, ses bouquins et prendre le risque de rencontrer des gens bien en vie ? En chair et en os ? Pas de problème, notre aventurier des temps modernes a dans son cabas un appareil photo, un caméscope, un carnet de notes, un téléphone portable, une barre multivitaminée, des bottes à bout renforcé, un plan détaillé, une boussole, une thermos de café, ses lunettes de vue, de soleil, de l’écran total, un exemplaire de la vie des peintres de Vasari, un autre d’ E. Panofsky ou F. Villon suivant l’humeur, savant panachage lui permettant de survivre en milieu hostile pendant au moins quelques heures où qu’il se trouve.
Un travailleur acharné, le chercheur en art ? Heureusement, non. Il a aussi des congés et une vie sociale !
Loisirs
Si vous ne deviez vous souvenir que d’une chose sur ce qu’est l’historien indépendant, c’est que c’est un individu insatiable de savoir. Quoi de plus évident, tandis qu’on passe l’essentiel de sa vie à se documenter pour mieux interpréter ? Aussi, même dans ses loisirs, l’historien a une propension à être un geek. Qu’il pratique le volley-ball, la danse orientale, qu’il joue au backgammon ou se passionne pour le scrapbooking, le chercheur s’est informé sur l’activité qui ’adopte. L’amateur de gastronomie sera chevronné pour vous livrer la date à laquelle est sorti le premier viandier et qui était Taillevent, le skieur patenté est évidemment au courant du nom de l’inventeur  et du contexte historique des premiers skis, de tous les perfectionnements qu’ils ont obtenu au cours des années, et je ne vous parle pas du cinéphile ! Le pire, c’est peut-être de sentir avec quelle aisance l’astre dément que vous côtoyez est parvenu à s’attribuer ces connaissances, comme si c’était une évidence : « ben quoi, tu ne savais pas que le mascara c’était de la poudre d’antimoine au départ ? » dira l’adepte de cosmétiques, prête à professer l’histoire du maquillage aux vendeuses de Sephora.
Vie sociale
Fort heureusement, l’historien a quand même une vie sociale. D’abord, il y a ses proches, les copains et la famille. Si ce sont des relations de longue date, ils sont généralement familiarisés aux comportements insolites chercheur et savent qu’il est capable de relater l’histoire de la galette des Rois dans toutes  les régions de France (ou plus si affinités) à toute la famille assemblée pour l’épiphanie ou qu’il est le seul à arborer un ordinateur en congés pour écrire quelques pages pendant que les autres se reposent… Si ce sont des connaissances récentes, l’expert se dévoilera souvent à l’écoute de ses semblables humains. Eh oui, car sa profonde curiosité fait qu’il a perpétuellement l’air passionné par les gens qu’il rencontre, particulièrement s’ils ont une profession principalement artisanale, d’expertise ou artistique, pleine de techniques à connaitre et à creuser. Il ira encore de temps à autre jusqu’à laisser sa carte, on ne sait jamais, la vie est une opportunité de réseau. Quelquefois, il ne peut s’empêcher d’exhiber sa culture. De ce fait, si vous passez une soirée entre amis, proscrivez les quiz et autres Trivial Pursuit ! Après cinq victoires successives, plus personne ne désire jouer avec lui.
Le soir, en rejoignant son domicile, ce cher amour ne cesse de bassiner tout ce qui bouge et porte oreilles sur cette conférence formidable au sujet de l’emploi de l’hermine dans la peinture al fresco au 16 ème siècle, de vous décrire les individus vieux de plusieurs siècles qu’il a rencontrés au détour d’un manuscrit ou d’une base de données, de promettre de vous présenter in situ le dernier débris du chevalet de ce peintre ignoré de tous mais qui a toutefois une importance irréfutable aux yeux de la science et de vous rapporter tous ces bons mots et autres jeux d’esprit de coupeurs de cheveux en quatre que vous ne saisissez pas. Soyez magnanime et à défaut de comprendre son exaltation, faites au moins mine de vous y intéresser ! N’oubliez pas que lorsque vous, vous avez passé une semaine complète avec des collaborateurs que vous ne désireriez surtout pas croiser en plus le weekend, l’historien d’art, lui, n’a vu personne (sauf des morts, des tombes et des livres et encore des bases de données). Comprenez-le, pouvoir retrouver des gens qui vivent dans le réel, pour converser d’un sujet qui le passionne (qui a dit qui n’intéresse que lui ?), c’est un peu comme aller à Disneyland ! Et le plus beau, c’est de sentir avec quelle fièvre il tentera de vous persuader de la majesté de la dernière réforme du code des usages au 17 ème ou d’aller voir un film d’auteur sur la vie de Pieter Bruegel sous-titré en scandinave.
Époux, épouses, amoureux, amoureuses, partenaires de PACS, amis, copains, voisins, illustres inconnus croisés dans la rue, voici donc une ébauche de l’ordinaire de votre historien d’art indépendant préféré, fait de transcriptions, de culture, de révélations, de solitude et très souvent d’humour. Ce martien est un passionné et un exalté, mais n’est-ce pas là très exactement ce que vous chérissez chez lui ?

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