mercredi 18 avril 2012

Intellos précaires ou les prolos du savoir


             Je suis une intello du dessous. De ceux qui grillent des neurones, qui lisent des giga-octets de livres, de magazines, de pages web, de tracts, de pétitions et n’en ressortent jamais rien. Comme une machine qui consommerait un maximum de pétrole uniquement pour entretenir sa surchauffe, l’intello du dessous consomme un maximum de facultés intellectuelles... en pure perte !

                Un intello précaire c’est quoi ? Un OVNI social : cette masse de pigistes, auteurs, nègres, salariés en contrat à durée déterminée, en contrat emploi-solidarité, chercheurs indépendants, professeurs vacataires, infirmières sans hôpital fixe, et j’en passe… Un mutant sous-payé, qui pour survivre doit cumuler plusieurs emplois. Et, comme tous les précaires, il échappe à toutes les classifications. L’évolution du travail dans les secteurs de la presse, de l’édition, de la recherche, de l’Education et de la culture en fait une figure incontournable.
Et les derniers constats sont accablants : la précarité de cette « nébuleuse de travailleurs de l’intellect qui partagent un certain sort dans le monde du travail contemporain » s’est aggravée. Bien sûr les syndicats et les partis de gauche ne se sont toujours pas vraiment emparés du sujet.
L’intello précaire est en somme excessivement libéral et excessivement marginal.
Excessivement libéraux pour les analystes de gauche car ils se livrent à une concurrence sauvage dans un environnement largement déréglé, excessivement marginaux pour les analystes de droite qui voient en eux d’abord des opposants à la sacro-sainte culture d’entreprise. L’intello précaire, c’est la victoire du libéralisme, le rêve du Medef. Mais c’est aussi une des plus belles preuves de la survie de l’individu devant la barbarie libérale : L’intello précaire est une excroissance du système en même temps qu’un antidote. Saviez-vous que 50% des RMIstes parisiens exerçaient une activité artistique ou intellectuelle ?

                 L’intello précaire est un travailleur hard-discount. Il est auteur, éditeur en free-lance, journaliste pigiste, correcteur, nègre, photographe, enseignant non-titulaire, doctorant sur-diplômé partant exercer à l’étranger. Bien souvent, il cumule plusieurs de ces « statuts ».

Il ne connaît pas les RTT, les remboursements de frais, les congés payés, les tickets resto, ni les arrêts-maladie, et ne les connaîtra plus jamais. Obligé d’avoir plusieurs activités en même temps, il est harassé par le travail mais ne gagne pas plus. Une démonétisation qui s’apparente à un vrai choix de société. Tout comme une tendance croissante à l’externalisation. Travailler plus pour gagner plus se transforme dans cette classe sociale en travailler plus pour gagner moins.

L’intello précaire travaille pour garder du travail. Il a parfois des fréquentations mondaines, un sérieux prestige, une force d’abattage remarquable, et un style de vie apparenté bobo.

L’intello précaire est passionné, dopé à la survie. Il croit en la connaissance par le style, le goût, le courage et la distinction. Mais quand un intello précaire rentre seul d’un dîner en ville, il ne dort pas : il travaille. Sacrifier tout, ou au moins beaucoup de leur passion, au métier qu’ils aiment, c’est le choix de nombre d’entre nous.
Parmi les secteurs concernés, la presse bien sûr. Pour les journalistes, les critères d’obtention de la carte ne sont pas accessibles à ces extra-terrestres. En effet, la majorité des revenus doivent être issus de la presse paritaire, celle qu’on trouve en kiosque et en ligne, ce qui exclut de fait ceux qui sont obligés d’avoir une autre activité pour vivre. Dotés de tous les outils théoriques nécessaires, habités d’un vif intérêt pour la marche de la société en général, ils sont des analystes très compétents de leur propre situation – d’autant plus que certains ont l’habitude de travailler sur la précarité : un magazine comme Les Inrockuptibles, notamment, qui a trouvé là un créneau éditorial jeune et branché, fait réaliser ses dossiers par des légions de pigistes payés au lance-pierre, voire pas payés du tout.
De très nombreux pigistes doivent en effet recourir à d’autres métiers pour compléter leurs revenus : romanciers, correcteurs ou lecteurs dans l’édition, avoir recours à une activité au noir, travailler dans l’évènementiel, ou bien nègres littéraires. Des activités qu’ils ont obtenues en étant repérés… par leur travail journalistique ! La liberté obligée devient liberté “choisie”. Car si le choix n’en est que relativement un, il enseigne une nouvelle manière de voir le travail, l’entreprise, l’institution, l’argent, le statut.
Le revers de la médaille : ce genre de journaliste doit travailler vite et bien. Mais les enquêtes, les sujets approfondis, une approche sereine du temps de préparation, la lecture d’un livre par jour en moyenne (dans mon propre cas), sont inconciliables avec ce « vite et bien », qui convient mieux à un sprinter du 100 mètres qu’à un travailleur du cerveau. Un journaliste doit suivre le feu de l’actualité, mais le sérieux de son travail repose aussi sur la distance qu’il établit, dans son papier, entre l’actualité et la vérité, le réel et le compte-rendu du réel. Pour un pigiste, le compte ne sera jamais rendu. A lui de faire qu’il soit bon.

Ce qu’un journaliste précaire apprend sur lui-même : une nouvelle approche des notions de travail, de sérénité, de vie privée, d’espace-temps, de santé, l’importance du sport. Le pigiste subit de plein fouet la contradiction de la crise du secteur : vu la multiplication des pigistes, il a plus de chances d’avoir des sujets à réaliser, sans participer autant qu’avant -faute de temps, car il doit travailler pour plusieurs publications- à la vie rédactionnelle et interne de ses journaux.

Par ailleurs, le coût social considérable de la gratuité revendiquée sur le web, et le fait qu’il n’y a d’autres moyens pour le moment que d’avoir recours aux statuts vulnérables et au bénévolat, est un facteur supplémentaire favorisant cet état de fait.

Même le Syndicat national de l’édition (SNE) ne peut fournir les chiffres des « travailleurs externes » de l’édition : correcteurs, éditeurs en free-lance... Au final, pour les auteurs, l’identité du plus brutal employeur de précaires en France est claire : l’Etat. Par exemple, aucune entreprise ne peut légalement faire travailler une personne durant seize ans sans lui proposer un CDI. Sauf l’Etat.

Diplômés et sans statut, voici les intermittents de la culture. Ils sont jeunes (ou pas), diplômés, voire surdiplômés et, particularité notable, enchaînent sans relâche stages, petits boulots et contrats à durée déterminée. Ils, ce sont les nouveaux intermittents de la culture. Un même mouvement inquiétant semble en marche partout : la baisse quasi constante du prix du travail dans les secteurs intellectuels et culturels. Une démonétisation qui s’apparente à un vrai choix de société. Tout comme une tendance croissante à l’externalisation. Journalistes, chercheurs, sociologues, correcteurs, éditeurs, historiens ou plasticiens, ils exercent les mêmes fonctions que leurs confrères, mais ne jouissent pas du même statut.

Inconnus des sociologues établis et, paradoxalement, de plus en plus nombreux, ils sont sortis de l'anonymat Pour parer au plus urgent et assurer les fins de mois, un système parallèle se met en place: l'intello précaire active son réseau - souvent constitué d'autres précaires - et cela fonctionne parfois. Les syndicats continuent de ne rien voir. Et les employeurs s'en donnent à cœur joie.
A preuve, le CNRS, après lecture de leur ouvrage traitant du sujet, a proposé à Anne et Marine Rambach de travailler sur ce nouveau phénomène de société. Bénévolement. 

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